I. QUI EST FORTUNATO SEMINARA ?
Né le 12 août 1903 à Maropati (province de Reggio di Calabria), mort le 1er mai 1984 à Grosseto, chez son fils, Fortunato Seminara est un écrivain totalement anomique, dans sa vie et par son oeuvre.
Il a connu en Italie un moment de gloire dans les années 1950-1965 grâce à certains grands critiques et éditeurs de gauche à la recherche d'une véritable littérature "nationale" qui ne soit pas celle qu'avait prónée Mussolini mais se fonde sur des valeurs de progrès en même temps que sur la vérité et les réalités de l'Italie. Ils avaient été frappés par la force des récits et des romans de Seminara qui analysaient et mettaient en jeu la réalité calabraise. Puis, on l'a oublié, ou plutót, on ne l'a plus édité, parce que ses écrits ne correspondaient pas aux nouvelles modes littéraires, parce que son réalisme sans illusions se révélait gênant à la fois pour la jeune République italienne qui aurait aimé se croire délivrée des maux du passé, pour un pays qui, sorti du fascisme, se vouait au "miracle économique" et créait en son sein, ex abrupto, une effervescente "société de consommation", et pour la politique économique et cultureile d'une région du Sud, enfin, qui essayait de se rendre attrayante au tourisme proche et lointain.
Le premier roman de Seminara, Le baracche - Les Baraques - description impitoyable des drames et de la misère physique et morale d'un quartier sub-urbain où, trente ans après le tremblement de terre de 1903, les plus pauvres sont toujours contraints de vivre dans des habitations provisoires, était déjà à contre-courant. Ecrit dès l'automne 1934, il ne parait que huit ans plus tard. Les dirigeants fascistes du Ministère de la Culture Populaire ne peuvent supporter en effet qu'un romancier, débutant qui plus est, ose montrer la réalité dans toute sa nudité, risquant ainsi de faire passer pour supercherie la vision idyllique de l'existence des gens du peuple que le régime veut imposer en l'assortissant du mot d'ordre de "retour au village" (à la fois retour à la nature et à la forme de socialisation qu'est le village ou le petit bourg). Ils s'opposent donc à la parution du roman qui ne pourra être édité, par Rizzoli, qu'à l'automne 1942, quand le cours de la guerre annonce la fin de l'ère mussolinienne et que la censure commence à relácher sa vigilance. Cet exemple est révélateur. Dès son entrée sur la scène politique et littéraire, Seminara est à contre-courant; il le sera toute sa vie.
Il était le fils unique de petits paysans-propriétaires et ses parents souhaitaient faire de lui un incívi1ito - soit ce personnage - récurrent de ses romans ultérieurs, qui s'arrache à la société rurale traditionnelle pour s'intégrer à la civilité et à la civilisation urbaines, alors perçues comme progrès. Ses parents désirant donc le voir échapper à la terre et améliorer sa condition sociale, il commence ses études secondaires au séminaire de Mileto (octobre 1915 - juin 1918). Mais son "besoin d'apprendre, véritablement un besoin naturel"1, le conduit ensuite au collège puis au lycée à Palmi, à Reggio di Calabria, à Naples et à Pise. Après son service militaire (dix-huit mois, Sienne puis Rome : Ministère des Affaires Etrangères), il s'inscrit à l'Université de Rome et y commence des études de droit - la voie normale de l' incivilimento - qu'il termine à Naples en 1927 par un doctorat d'économie politique sur les trusts. Déjà, donc, la préoccupation du monde comme il va. Muni du titre et de la qualification d'avocat, il renonce pourtant à cette profession que le régime mussolinien, étant donné son refus de s'inscrire au parti fasciste, ne lui aurait d'ailleurs pas permis d'exercer alors, et il vivra la plus grande partie de sa vie entre Maropati, le bourg de la Calabre intérieure où il est né, et Pescano, une colline située à quelques kilomètres de là : sa famille y possédait une toute petite maison sans confort, bordée d'un cóté par un carré de vigne et de l'autre par un champ d'oliviers. Là, il vit retiré, s'occupe du raisin et des olives, observe, se souvient, écrit.
C'est là, dans mon exil champétre, appelons-le ainsi, que j'ai mûri. Dans cette retraite, dans la solitude de la campagne je me suis trouvé moi-méme et j'ai mûri le monde que j'ai ensuite fait vivre dans mes oeuvres; là, j'ai pu me retrouver en contact direct avec les paysans et comprendre leur drame obscur, ce drame muet qui, chez nous, dans notre Sud en proie à de séculaires incuries, est la cause principale de la désagrégation sociale actuellelle1.
Il vit à Pescano jusqu'à ce qu'en 1975, un incendie criminel détruise ce hâvre-laboratoire, en même temps que ses livres annotés et une partie de ses manuscrits, l'obligeant à se replier sur Maropati.
Je pense qu'il s'agit de la vengeance de voisins à cause de différends apparus à l'époque de mes parents au sujet de limites de propriété et de droits de passage. Le ressentiment s'est accumulé pendant des années, et puis, il a éclaté de cette façon absurde et brutale. Ce n'est pas le père, le vieux paysan, qui a commis ce délit, car les vieux paysans, quand ils se vengent, coupent vos pieds de vigne, ou vos arbres, mais respectent votre maison : la maison, c'est la famille, et les vieux paysans ont un sens sacré de la famille. Non, il s'agit des jeunes, les trois frères, émigrés en Lombardie, au centre du triangle industriel et donc des déviations sociales. Là, ils ont appris l'usage des coktails Molotov et ce qu'ils voulaient était sans doute raser le bâtiment, le détruire entièrement1.
1. "Intervista a Seminara" (27-3-1980) in Ritratti ca1abresi, a cura di P. Falco, Belcastro,1984.
Le ressentiment et ses formes "modernes" liées à l'émigration intérieure italienne des années Cinquante : voilà deux thèmes récurrents de l'oeuvre de Seminara.
Sa vocation littéraire s'était éveillée dès le lycée, et plein d'admiration pour D'Annunzio, il avait alors composé des poèmes, des récits2, et même une petite comédie, dans le style du "grand homme". Mais il abandonne vite, cette voie, de nouvelles lectures et surtout la réalité du régime mussolinien l'orientant définitivement vers un tout autre type d'écriture et d'engagement. Les études terminées, il s'exile en Suisse et à Marseille (1930-1931), pour "se libérer de la dictature fasciste"1; et comme "l'exil est favorable au recueillement, à la méditation, à la maturation en nous de notre façon de penser et de sentir'", il y connalt un véritable "renouvellement". Il adhère à l'idéologie marxiste, écrit dans les journaux socialistes sous des pseudonymes, pense à partir clandestinement pour l'Amérique. L'Amérique : ce grand réve de tous ceux qui soutiaitent quitter le pays pour, enfin, "tenter de vivre", qui souvent en reviennent aussi pauvres qu'avant, parfois malades et toujours déçus, mais porteurs aussi d'autres visions, d'autres idées que celles de leurs compatriotes restés passivement au pays dans leur misère et leur sujétion. L'émigration, ses mirages, ses désastres discrets et ses effets obliques de renouvellement, voilà encore un des grands thèmes qui travaillent l'oeuvre de Seminara.
Rappelé par son père, il rentre en Calabre, et, craignant la vindicte des petits chefs fascistes, il se réfugie dès 1932 à Pescano : "Par précaution, je me retirai à la campagne. C'est alors qu'a commencé ce que l'on a appelé depuis ma retraite"1. Après la chute du fascisme, de sa campagne, il collabore - et il le fera toute sa vie - à des journaux et à des revues où il publie de courts récits et des réflexions sur l'état des choses, en Calabre et ailleurs, sur le monde comme il va, ce qui y bouge ou se rétracte. Certaines de ces contributions seront regroupées en volumes dans Il mio paese del Sud (Mon Pays du Sud, 1957), L'altro pianeta (L'Autre Planète, 1967) et Calabria, pianeta sconosciuto (La Calabre, cette planète inconnue, publié posthume en 1991).
Seminara écrit aussi des comédies, jusqu'à présent inédites; il écrit surtout des romans. Sur la dure réalité paysanne, d'abord, et sa désagrégation plus dure encore au temps du "miracle économique" et de l'émigration de masse vers l'étranger ou vers le Nord industriel de l'Italie. Ainsi La masseria (La Ferme, 1952), décrit l'infâme condition qui est faite aux paysans de la Piana et raconte leur révolte anarchique, proche du banditisme, sous la conduite d'un ex-émigré, revenu d'Amérique avec un bras en moins, et beaucoup de rage. Ce roman reprend certains personnages des Baracche, qu'on devrait aussi retrouver dans un troisième roman de ce cycle paysan, Terra amara (Terre amère) , encore inédit, et qui met en jeu des révoltes plus organisées et plus politiques.
Un autre cycle est celui des inciviliti, de ceux qui se sont élevés dans l'échelle sociale, habitent en ville, et ont acquis certaines lumières mais n'en sont pas moins désarmés devant les soubresauts occasionnels de leur être intime, ou se retrouvent, eux aussi, écrasés par les pesanteurs sociales environnantes. Ce cycle est constitué de trois romans et d'un récit. Il vento nell 'oliveto (Le Vent dans le champ d'oliviers, 1951) est le journal d'un petit propriétaire qui a lu, qui réfléchit, qui est plutôt bienveillant à l'égard des paysans cultivant ses terres à la journée ou. les louant, mais qui se laisse engluer, au fil des ans, dans sa vie de petit propriétaire au milieu des autres petits propriétaires, tandis que le fil de ses jours l'enferme dans le réseau de plus en plus serré des silences et des demi-mots par lesquels il couvre et conjure en famille les accidents - délices et tourments - de sa vie intime. Disgrazia in casa Amato (Un Malheur chez les Amato, 1954) est aussi un roman dont le protagoniste, un instituteur, a subi lo sfregio: son visage a été balafré par un chevrier qui a voulu ainsi réparer l'affront qu'il estime avoir subi à cause de qui sait quelle faute mystérieuse de l'instituteur. Et celui-ci, contrairement à la règle, refuse de se venger; il subit toutes sortes de pressions et tient bon, mais en tombe malade ... Une partie du recueil I sogni della provinciale (Les Rêveries de la provinciale,1980), surtout le dernier récit, peut être considérée aussi comme appartenant au cycle des inciviliti. Il est question dans ce court récit d'une petite femme d'une petite ville de province qui attend un soir, sur le quai de la gare, son jeune amant, pour fuir avec lui, vers la grande ville? Vers l'étranger? Elle est l'une de ces réveuses de la toute petite bourgeoisie qui, mécontentes de leur vie, s'en fabriquent une autre à chacune de leurs velléités sentimentales. Le jeune amant ne vient pas au rendez-vous; elle est mariée à un homme ágé qu'elle a d'abord aimé par reconnaissance, puis comme une fille aimerait son père, mais qu'elle considère désormais comme une sorte d'incapable dans la mesure où il la laisse sortir comme elle l'entend et rencontrer qui elle entend. Ce soir-là, sur le quai de l'attente vaine, un monsieur, plus âgé que l'amant et moins âgé que le mari, s'approche d'elle, la courtise, et finit par l'emmener avec lui dans sa voiture tandis qu'elle rêve à nouveau, éternelle Bovary du coeur, que c'est peut-étre là l"homme de sa vie". Mais le lendemain matin, elle rentre à temps chez son mari, comme si de rien n'était. Est ainsi cruellement mise à jour la pauvreté de l'esprit, du coeur et des réves d'une femme non pauvre qui s'abandonne aux délices inertes de la double conscience. Enfin, sorti posthume gráce à la diligence de la toute nouvelle Fondation Seminara et de l'éditeur Pellegrini, le roman L'arca (L'Arche, 1997) met en jeu, lui, les mirages et les impasses de 1'"industrialisation" du Sud. On y voit l'argent que l'Etat destine au. réveil économique de la Calabre s'engouffrer dans les poches des mafiosi et des politiciens véreux tandis qu'un brave ex-transporteur d'olives, devenu le patron d'une petite huilerie, s'ingénie et se ruine à créer une grande raffinerie qui permettrait de traiter, en Calabre même, les olives produites en Calabre, selon le principe d'une industrialisation qui serait enfin sans solution de continuité avec la spécificité agricole du territoire. Cet homme est dupé par ceux de Reggio qui, avec l'aide de la mafia, s'arrangent pour l'escroquer et l'acculer à la faillite; il meurt dans une révolte de ses ouvriers, à laquelle il s'est associé contre ses créanciers. L'arca est un long roman très noir mais pas du tout pessimiste. Son personnage principal manifeste tant d'énergie, il a un tel goût du nouveau et un tel dynamisme que, même si ses procédés ne sont pas toujours honnétes et s'il échoue, sa geste à l'envers reste une geste, qui met en alerte et donne envie de protester contre ce qui entraine un si mauvais emploi, un usage si dévoyé des capacités humaines. Aucun couvercle de plomb n'est donc posé là sur la Calabre qui ne ressort aucunement de ce roman comme une terre irrémédiablement condamnée à l'inertie et aux malversations.
2. Le premier récit de Seminara qui ait été publié est Adolescenza, écrit en 1920 filais paru en 1932 dans la revue Nosside, n' XI-10 (octobre) et n' XI-11-12 (novembre-décembre), respectivement p. 110-112 et 126-127.
Un troisième et dernier cycle a pour visée des destinées de femmes. Ainsi Donne di Napoli (Femmes de Naples, 1953), et surtout La fidanzata impiccata (La Fiancée pendue, 1956) et Il diario di Laura (Le Journal de Laura, 1963) qui en est le pendant : ce diptyque met en jeu, tragiquement, sous le couvert de la banalité quotidienne, la forme féminine de l’incivilimento, une sorte de bovarysme sentimental sans la trivialité dont le colorent Les rêveries de la provinciale. Un bovarysme de bourgade, donc, avec sa fascination pour ce qui vient d'ailleurs et le rejet de ce qui est de chez soi, de ce qui vous garantit sécurité et tranquillité mais vous prive de destinée. Laura est fiancée à un garçon stable et sérieux mais elle s'ennuie, et un étranger vaguement artiste et vaguement voyou, la séduit, puis l'abandonne; elle se pend, tandis que son fiancé saute à cheval pour rattraper le séducteur et le tuer. Ce bovarysme-là mène donc aussi à la mort. Dans une atmosphère de "roman-photos", pourrait-on penser. Eh oui. Mais le roman-photos, métissage des techniques - texte, photographie, art de la composition figurative - et forme commerciale que prend, à partir des années Cinquante où s'étend considérablement le marché du symbolique, le goût populaire des "histoires, peut avoir aussi sa dignité. Je remercie d'ailleurs Elisabeth Marie de nous proposer avec sa Gregoria, dont la protagoniste féminine devient grâce à elle une grande fille ordinaire, et les hommes qu'elle rencontre des figures qui pourraient étre celles de nos cousins, une réhabilitation inattendue du roman-photos. Enfin, dernier des ouvrages que Seminara a réussi à faire éditer de son vivant, Quasi una favola (1976) conclut la liste des destinées de femmes qu'il a su dessiner. Avant d'en venir à cet ouvrage qui contient deux récits particulièrement représentatifs du "Sud" de Seminara : Quasi una favola et Primitivo perenne, je voudrais laisser à nouveau parler l'écrivain lui-même au sujet de sa "retraite" active à Pescano et à Maropati, au sujet de ses vísites à la ville proche de Cosenza.
En restant ici, contrairement à tant d'intellectuels calabrais qui se sont installés à Naples, à Rome, en Italíe du Nord, je garde les pieds sur terre, j'ai la conviction profonde d'avoir les pieds sur terre, dans la réalité, une réalité précise et concrète. Et puis, dans une localité sans tant de complications, sans motifs de distraction, je travaille en toute tranquillité1.
Maropati,
Très ancien enfer,
Etendu tout de ton long
Nu, sur la colline,
Nu et solitaire.
Lointaine et obscure fut ta naissance
Comme obscure est ta mort (poème sans date, publié posthume en 1984).
Peut-être la vieille ville [de Cosenza] a-t-elle conservé ses rites et ses mythes, mais ils sont obscurs et cachés. Difficile de les découvrir; il faut donc se contenter d'observer et de décrire. Cette ville haute, en lente décomposition, est le symbole du périssable, si attrayant et repoussant ... Est-ce la ville elle-même qui me le suggère ou est-ce une projection de ma culture sur la réalité présente? Moi aussi, demain, je passerai, je me confondrai avec la matière : moi, l'intellectuel si fier de ses dispositions et de son talent, qui vais poursuivant, entre ces vieux murs, dans l'enchevêtrement de ces ruelles dont un soleil avare n'éponge jamais l'humidité, une idée; je cherche un signe qui me révèlerait le sens secret et caché du monde, un fil qui me conduirait hors du labirynthe des doutes et des incertitudes, un temps sans temps peut-être, proche de l'éternité (extrait de Vecchia Cosenza, publication de la Caisse d'Epargne de Cosenza).
Quelques mots, maintenant, sur cette portion du Sud que Seminara n'a donc, pratiquement, jamais quittée, cette Calabre intérieure et montueuse à laquelle il donne, dans ses descriptions, ses analyses et ses récits, une figure que je n'hésiterai pas à appeler mythique. Une figure qui l'a aidé, peut‑être, à découvrir "le sens secret et caché du monde" et à rejoindre ce temps sans temps, proche de l'éternité, dont il se surprenait à réver quand il arpentait les ruelles de la vieille Cosenza...