II. LA CALABRE, cette "autre planète" ou cette  "planète inconnue".

Terre du Sud qui n'est ni gaie, ni solaire ni rayonnante comme on pourrait s'y attendre, mais bien une terre de contrastes, une zone de violents tremblements de terre, de périodiques pluies diluviennes et d'inondations soudaines, de glissements de terrains et d'éboulements catastrophiques, la Calabre est d'abord soumise à une nature qui sait être féconde et bénéfique mais aussi destructrice et maléfique.

Portion reculée de la Péninsule, elle est souvent ignorée des Italiens eux-mêmes, et ceci malgré le développement récent du. tourisme, un tourisme qui reste d'ailleurs encore limité au. littoral et en particulier au littoral ionien. La Calabre intérieure est donc toujours, en grande partie, pour les Italiens et les étrangers, une "autre planète". Et c'est bien l'effet qu'elle a produit sur moi lorsque je m'y suis rendue l'automne dernier pour le premier colloque scientifique international qui ait été organisé sur l'oëuvre de Seminara.

La Calabre de Seminara est justement celle de l'intérieur, de la montagne, des collines et des vallées. La vie y est restée rude, l'isolement y est séculaire. Le féodalisme y a duré bien plus longtemps que dans le reste de la Péninsule. Dès l'époque romaine, la culture d'une part - mais seulement pour quelques intellectuels de grand renom - et le brigandage d'autre part ont été la réponse des Calabrais les plus énergiques aux exactions des gens de Rome et des "seigneurs". Mais la résignation, la passivité, sont restées la réponse séculaire du plus grand nombre aux mêmes phénomènes. Aussi,

1.           Pendant les guerres napoléoniennes, un écrivain français comme Paul-Louis Courrier, devenu soldat d'occasion en Calabre et s'y retrouvant aux prises avec d'une part la guerre de conquête qu'y mènent les Frangais et d'autre part une guerre civile entre autochtones - certains se rebellent contre l'invasion et d'autres soutiennent les envahisseurs , insiste dans ses lettres sur les atrocités de cette sorte de guerre tribale archaïque qu'il croit découvrir dans un "banditisme sauvage et primitif" qui est, en fait, la réponse des insoumis aux oppressions et aux exactions que subit alors le peuple.

Il insiste, d'autre part, sur la vitalité de ce peuple singulier qu'en bon Français, bon soldat et bon mâle, il incarne d'abord dans les femmes du pays : "Calabraise = braise". Mais cette "braise" n'est pas seulement celle qui anime des femmes dites "passionnées" - "brunes de peau dans la plaine, blanches dans la montagne" -, elle est aussi celle de leurs hommes qui vivent selon le code de la vendetta et se révoltent contre les soldats, ces "hótes" qui violent l'honneur de ceux que l'on a contraint à les accueillir. Aux yeux d'un écrivain qui incarne la civilisation urbaine, une civilisation de la raison et du progrès pensés à la fois comme finalité de l'humanité, comme mythe, et comme facteur indubitable de supériorité, vendetta apparait ainsi comme l'expression même de moeurs sauvages et primitives.

2.            Pour ce qui est de la Calabre, d'aujourd'hui, je voudrais seulement mentionner ici, car elles sont symptômatiques, deux des visions opposées que les Calabrais eux-mêmes se font de leur pays.

a. D'abord, une sorte de mythe de fondation, ou de laude, de Leonida Repaci, originaire de Palmi (dans Calabria, grande e amara). Ce poème est évoqué de préférence par les Calabrais de la diaspora.

 

Lorsque la Calabre vit le jour,

Dieu tenait en son poing quinze mille kilomètres carrés

D'argile verte aux reflets violets ...

Le Seigneur se promit à lui-même

De faire un chef-d'oeuvre,

Et c'est ainsi que la Calabre naquit de ses mains

Plus belle que la Californie et que les Iles Hawaï

Plus belle que la Côte d'Azur

Et que les archipels japonais.

A la Sila, il donna le pin,

A l'Aspromonte, l'olivier,

A Rosarno, l'oranger,

A Scilla, les sirènes,

A Bagnana, les pergolas,

Aux écueils, le lichen,

Aux vagues, le reflet du soleil,

A la roche, l'olivier sauvage3,

A Gioia, l'huile,

A Cosenza, l'Université

A Catanzaro, le linge damassé,

A Reggio, la bergamote,

Au Détroit, l'espadon.

Puis il distribua les mois et les saisons de Calabre.

Pour l'hiver, il lui offrit le soleil,

Pour le printemps, le soleil,

Pour l'été, le soleil,

Pour l'automne, le soleil ...

En janvier, il lui donna la châtaigne,

En février, le gâteau aux pignons4,

En mars, la rícotta,

En avril, la fougasse aux oeufs,

En mai, l'espadon,

En juin, les cerises,

En juillet, la figue violette,

En août, le raisin de Damas5,

En septembre, la figue de barbarie,

En octobre, le coing,

En novembre, la noix,

En décembre, l'orange.

b. En contre-point, voici un mythe de fondation, rieur et amer, évoqué de préférence par les Calabrais de Calabre.

3. L'oleastro ou olivier sauvage.
4. La pignolata, dessert à base de pignons.
5. Le zibibbo, ou raisin de Damas, que l'on consomme frais ou séché. 

Dieu a créé le monde en six jours, le septième jour, il s'est reposé.

Le huitième jour, il a ouvert un oeil, au matin, et il a contemplé sa création.

Dieu! quel désordre j'ai fait pendant ces six jours!

Il faut vite réparer ça.

Et il créa aussitôt une zone sur la terre où il pourrait entasser tous les avortons, tous les loupés, toutes les erreurs de sa création.

Cette zone, c'est la Calabre.

Bien súr, c'est plutôt cette Calabre-là que l'on retrouve au coëur des récits de Seminara, mais sans le fatalisme résigné qui semble implicite, malgré son humour, au "mythe" de la Calabre-poubelle que je viens d'évoquer. Le "réalisme" de Seminara est d'une autre sorte. Laquelle?